PARTIE 1 – La mécanique du chaos : pourquoi Madagascar retombe toujours dans la crise
On a parfois ce sentiment étouffant que l’histoire malgache semble inéluctablement enfermée dans sa spirale de pauvreté… Enfermée dans cette croissance régulière des inégalités (de plus en plus de pauvres de plus en plus pauvres face à la montée d’une oligarchie cynique à vomir de plus en plus riche) … Et enfermée dans ce cycle de crises à répétition… 1972, 1991, 2002, 2009, 2025…
On change quelques têtes, on change les couleurs des cravates ou des T-shirts que l’on passe du bleu à l’orange… On brûle quelques bâtiments et on pille quelques magasins … Et on recommence. Même misère, mêmes combines… même désespoir.
Qui a prononcé le mot de « malédiction » ?
Mais si ce n’était pas une malédiction ? Et si ce cycle n’était ni un “tody”, ni un karma qui revient, ni une fatalité mystique, mais une mécanique sociale que l’on peut regarder en face, sans complaisance ni romantisme ?
C’est ici qu’entre en scène Peter Turchin. Ce n’est pas un astrologue. Ce n’est pas non plus un Nostradamus des temps modernes. Turchin est un chercheur, un biologiste reconverti en anthropologue et en historien des mathématiques qui étudie les sociétés humaines comme il le ferait dans son laboratoire d’entomologiste : il cherche à repérer des cycles, des pressions, des ruptures.
Sa discipline a un nom un peu barbare : la cliodynamique [1]. Qu’on y adhère ou pas, elle a une vertu : elle force à poser la question qui dérange — “qu’est-ce qui, structurellement, rend nos crises si répétitives ?”.
Le Trépied de l’Enfer : Le Modèle Turchinien pour les Nuls
Pour Turchin, l’histoire des sociétés complexes caractérise des cycles systématiques d’intégration et de désintégration, de stabilité et d’effondrement … Une société stable, c’est comme une cocotte-minute. Elle tient le coup tant que la pression est gérable. Mais quand trois facteurs spécifiques se réunissent et passent au rouge, le couvercle saute. C’est de la physique sociale en forme d’anthropologie …
Le modèle caractérise 3 facteurs, vecteurs de désintégration / déstabilisation :
1) La Paupérisation populaire. Ce n’est pas “être pauvre”. C’est basculer de la vie vers la survie, avec des revenus réels qui reculent, des prix qui montent, et la sensation que la croissance – si elle existe – ignore les plus fragiles. Le peuple, qui cherche non plus un projet, mais des voies de survie (et de sortie) se mue en baril de poudre : Il s’enflammera et explosera à la première étincelle.
2) La Fragilité financière de l’État. Quand l’État n’a plus les moyens de payer correctement, d’entretenir, d’investir, de sécuriser, il perd sa capacité à “tenir” le pays. Un État riche achète du temps social. Un État désargenté n’a plus que l’injonction en recours … ou la communication démagogique … Ou la matraque de la répression … Et sinon le vide.
3) La Surproduction des élites. C’est le facteur le plus explosif qui fonde le concept clé de Turchin. On connait le jeu des chaises musicales où, tant que la musique s’exécute, les joueurs tournent autour d’un lot de chaises vides et se précipitent pour s’assoir quand la musique s’arrête : comme il y a toujours moins de chaises que de joueurs en lice, ceux qui n’ont pas eu leur fauteuil sont éliminés… Frustrés, ces acteurs se muent en contre-élites. Et ces contre-élites s’attachent à mobiliser le Facteur 1 (le peuple paupérisé) pour faire tomber le Facteur 2 (l’État désargenté) … et prendre le fauteuil de ceux qui sont assis.
Appliquons la grille à notre histoire nationale.
De la Colonisation à la IVe République : La Fabrique à Frustration
L’histoire de Madagascar depuis deux siècles est l’histoire d’une machine qui fabrique trop d’élite pour une économie trop petite.
Sous la monarchie déjà, la compétition entre Hova et Andriana pour les faveurs du Premier ministre Rainilaiarivony fragilisait le royaume face aux Français. Mais le vrai cycle d’opposition élites /contre-élites commence avec la colonisation.
L’administration coloniale a structuré un début d’évolution sociale centrée sur l’école, le diplôme, la fonction. Mais elle a bloqué l’ascension des élites locales.
On a formé des médecins, des instituteurs, des écrivains … Mais on leur a interdit les postes de commandement. Résultat ? 1947, où une contre-élite frustrée a mobilisé une population exploitée.
L’Indépendance de 1960 a ouvert les vannes de la montée en statuts d’une classe qui n’était jusque-là que la contre-élite des élites coloniales. Le jeu des chaises musicales s’ouvre alors avec une offre de postes abondante … Fauteuils de ministres, ambassadeurs, directeurs, secrétaires généraux… Et on a pu servir le plus grand nombre.
Age d’or ? Non… Parce que la démographie se met à galoper. L’université de Tana, à l’époque un fleuron de l’enseignement supérieur en Afrique, commence à produire des milliers de diplômés … Mais l’économie néocoloniale ne crée pas suffisamment d’emplois qualifiés. 1972 voit alors descendre dans la rue les étudiants… Cette future élite est ici confrontée à une pénurie de postes à statut parce que les places sont majoritairement occupées par les caciques du PSD … Et les coopérants français… Le « non à l’impérialisme culturel ! » est aussi un « nous aussi on mérite notre fauteuil ! »
Le schéma est là : Surproduction des élites + Paupérisation = Chute du pouvoir Tsiranana. TSAK ! TSAK ! TSAK !
Ratsiraka a tenté, le premier, de geler le système par le socialisme. Il crée une caste militaire (l’élite au pouvoir) mais appauvrit tout le reste. Et en accentuant la ruine de l’économie, il coche en rouge la case « Fragilité de l’État ». En 1991, l’État est largement désargenté. Les Forces vives, mélange hétéroclite d’élite exclue, d’Églises et de bourgeois frustrés ont poussé le mur … Et le mur est tombé.
L’Accélération des Cycles : La Guerre des Chefs
On en arrive à 2002. Marc Ravalomanana, n’est pas un homme du peuple. C’est un représentant de la contre-élite économique (Tiko) bloqué par une élite politique (l’Arema). Il veut sa part du pouvoir pour protéger son business. Et il utilise alors la rue, ses frustrations, son mécontentement. Et il gagne… Et la nouvelle élite TIM et Tiko boys vire l’élite AREMA.
Mais une fois au pouvoir, il verrouille l’économie pour son clan (Tiko-isation)… Et engendre une « Surproduction d’élite exclue » massive : les autres opérateurs économiques, les militaires mis au placard, les jeunes loups de la politique … Et un certain Disk Jockey.
En 2009, ainsi, l’équation Turchinienne est parfaite. Paupérisation : Le prix du riz et de l’huile flambe, l’achat du Boeing Force One scandalise ; Élites : Andry Rajoelina fédère autour de lui toute la contre-élite des déçus du ravalomananisme ; État fragile : L’armée, divisée et sous-payée, lâche le président.
Mais depuis 2009, nous n’avons rien réglé. Nous n’avons juste mis qu’un pansement sur une jambe de bois. La « Transition » a organisé un pillage orgiaque du pays pour coopter les élites voraces (bois de rose) … Et en affaiblissant encore plus l’État.
2025 : La Chronique d’une Explosion annoncée
On pourrait laisser à tout un chacun le soin de mesurer les récents évènements à l’aune de l’équation de Turchin.
2025 sentait la poudre et l’aiguille du compte-tours de Turchin était coincée en zone rouge. Paupérisation absolue et insupportable. Le peuple n’en peut plus de privations. L’insécurité est le reflet d’un contrat social rompu. L’État est sous perfusion et sous dépendance des bailleurs de fonds. La Jirama est un trou noir financier qui siffle tout le budget.
Mais surtout, la Surproduction des Élites atteint des sommets. On l’a vu à l’abondance des candidatures pour des postes au sein du nouveau pouvoir ou à l’hallucinante pléthore de partis politiques qu’on n’a jamais vus déclarés en si grand nombre. La bataille de l’automne 2025 était une bataille pour la survie biologique d’élites qui ne s’est n’est pas éteinte.
Si l’on suit le modèle, le renversement – qu’il soit par les urnes contestées, par la rue ou par la caserne – n’est pas un accident. C’est une correction statistique. Le système est trop lourd, trop corrompu, trop inefficace. Il doit purger son excès de pression. Et le constat est terrifiant… Parce que ce ne sont pas des élections ou une nouvelle constitution qui résoudront a priori cette équation :
Surproduction des élites ( Paupérisation sur le terme ) / Etat Fragile = 0.
Et voilà pourquoi nos crises se ressemblent. À chaque séquence, on retrouve la même chorégraphie : la population souffre, l’État s’affaiblit, et la compétition des aspirants au pouvoir se durcit. Les dates ne sont pas seulement des “coups d’État”, des “révolutions” ou des “transitions”. Ce sont des moments où les trois pressions se synchronisent.
Selon Peter Turchin, si on ne résout pas le problème structurel (trop d’élites, pas assez de gâteau), les cycles de violence se rapprochent. Ce cycle n’implique pas que tout soit écrit d’avance. Il dit autre chose, plus gênant : tant qu’on ne soulage pas les pressions structurelles, changer les personnes ne change pas la mécanique. On peut repeindre la façade, le mur reste fissuré.
Mais si on ne peut réduire la masse élitaire en concurrence, on ne peut agir que sur la réduction de la paupérisation … Et sur la fragilité financière de l’Etat … Ici ce n’est donc pas la structure que l’on remet en cause … C’est le système incapable de canaliser, faute de place, ses contre-élites. Qu’en sera-t-il demain ?
Le faux paradoxe : manque de compétences… mais trop d’élites ?
On pourrait objecter : “On manque de compétences, on doit former massivement. Et toi tu parles de surproduction d’élites. Contradiction !”
Il n’y a pas contradiction. Il y a une tragique inadéquation.
1. « Élite » ne veut pas dire « Compétent » : dans le modèle de Turchin, Une élite n’est pas forcément constituée que de personnes talentueuses ou utiles à la société. Un membre de l’élite est quelqu’un qui détient du pouvoir social/politique ou qui, par son statut (diplôme, richesse, nom de famille), aspire « légitimement » à en détenir.
On peut ainsi caractériser une surproduction d’aspirants aux fonctions du pouvoir et, en même temps, une pénurie de techniciens (ingénieurs agronomes, hydrauliciens, techniciens industriels) capables de construire l’économie du pays.
2. Le problème de l’inflation des diplômes : C’est le piège des systèmes éducatifs déconnectés du réel qui voit former massivement des « cols blancs » pour une économie qui a besoin de « cols bleus ». Un jeune avec un Master sans débouché caractérise un déclassement. Et le déclassement fabrique des contre-élites : des gens assez formés pour se sentir “légitimes à”, et assez frustrés pour devenir dangereux… Et assez nombreux pour faire masse.
3. La fuite des cerveaux : les compétences exportables partent. Elles sortent de l’équation nationale. Et il ne reste souvent, localement, en termes d’élites avides de pouvoir social, que ceux dont la réussite dépend le plus de la rente politique ou de l’accès à l’État. L’arène se sature, l’administration se dégrade : surproduction d’aspirants à l’élite, pénurie de savoir-faire.
4. L’Économie est trop petite pour les talents existants : même si nous formions des cadres parfaitement compétents, le problème de la surproduction demeurerait si l’économie ne grandit pas. Si on forme 1000 excellents ingénieurs miniers demain, mais qu’il n’y a que 2 projets miniers actifs à Madagascar, on a 900 élites compétentes en surproduction.
Ces 900 ingénieurs brillants, faute de poste technique, se muent désormais en contre-élites qui vont se lancer en politique ou dans l’activisme pour survivre… Et deviennent des facteurs d’instabilité… Qui a dit « Gen Z » ?
Le paradoxe se dissout donc.
En conclusion de cette partie, si Turchin a raison sur le diagnostic, des comparaisons historiques peuvent être intéressantes à établir. C’est là que nous pouvons regarder ailleurs, vers le Vietnam, le Rwanda ou le Ghana, pour comprendre ce qui peut nous attendre…





Vos commentaires
L’article pertinent et les questions justes. Et la reponse ? On ne l’a pas où on ne la vois pas !
A mon avis il sera difficile de changer les habitudes de la politique pratiqué à Madagascar ! On peut la comparer à un marmite dans lequel on cuit de la soupe aux différents légumes.Ils sont tous là les uns en haut, les autres en bas et à l’envers et ainsi de suite à la force de la cuisson ! Mais se sont toujours les mêmes mis dans le même marmite. Le goût de la soupe sera toujours le même ou presque.
C’est pour ça, pour sortir de ce cercle vicieux, que j’ai essayé proposer de se tourner vers les pays tiers de bonnes conditions socio économico politiques de nous prêter leur quelques hautes employés de l’administration pour nous permettre de restructurer notre économie hors ce cercle vicieux de mêmes personnes !
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